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Bulletin de l'amicale (2019) - La chemise blanche.

Index de l'article

La chemise blanche.

J’avais sept ou huit ans, je ne sais pas exactement : pendant quatre ans, tout a été tellement pareil.

Si l’occupation principale de ma mère était le tricotage, celle de mon père était le ravitaillement. Dès qu’il avait quelques heures de répit dans son travail, il battait la campagne pour ramener un litre de lait et quelques oeufs. Souvent, nous allions à pied, à Saint-Jean de Dône où il connaissait quelques paysans.

A la sortie de la ville, on montait une côte de trois ou quatre kilomètres et nous arrivions à un carrefour : nous étions sur la crête. La route devenait plus facile. A cet endroit, elle était bordée par une haie de sapins.

Ce jour-là, il faisait beau, ce devait être l’été. Comme souvent, arrivés aux Sapins – c’est ainsi qu’on appelait cet endroit - mon père décide de s’arrêter un moment pour souffler un peu. Il s’assoit sur le bord de la route et moi je gambadais dans les parages. Et j’aperçois dans le pré, de l’autre côté de la haie de sapins, un morceau de tissu blanc, en plein soleil. Je m’approche ; c’est une chemise qui me paraît en excellent état. Je me penche pour la ramasser. Et à ce moment, je les vois.

Ils sont dans la haie, à plat ventre, tête nue, trois hommes, en uniforme vert, jeunes. Il me semble qu’ils rient. Devant eux, un fusil-mitrailleur pointé vers moi.

J’ai l’impression de me liquéfier, mes jambes fondent, je suis paralysé.

Mon père a tout vu. Tout doucement, il m’appelle ; tout doucement, je reviens vers lui ; tout doucement, nous reprenons le chemin de Saint-Jean de Dône, sans nous retourner, sans un mot. Près de vingt ans plus tard, je suis en treillis kaki, béret noir et pataugas avec une douzaine d’hommes dans un village de la Grande Kabylie que nous occupons. La population est composée essentiellement de femmes et d’enfants. Il y a Slimane. C’est un petit Kabyle aux cheveux très courts et très bouclés. Il a sept ou huit ans. Il joue souvent avec nous.

Et puis, il y a tout à coup, ce pistolet-mitrailleur braqué sur lui. Je sais que l’homme qui le tient n’est pas un fou furieux, qu’il est pacifique, que son arme est pour l’instant inoffensive, qu’il rit, qu’il fait ça par jeu…

Qu’a éprouvé Slimane ?

Moi, je me suis revu dans cette prairie ensoleillée, penché sur la chemise blanche.

 

Extrait de « Chroniques du 25 de la rue des Dames – Michel Delbos (Promotion 1953-1957 des Normaliens internes au lycée Emile Duclaux) – Editions de La Flandonnière.