Francis de Margot Roucan

Francis

J’aimerais bien vous raconter mon histoire. C’est important. Aucun de nous n’a jamais fait cela. C’est bien, je pense.

Hier, comme tous les jours, j’ai fait neuf heures de route. Sans sortir de mon camion. Pour livrer des légumes. C’est toujours le même train-train. Je charge, je pars, je décharge, je repars. Pas toujours les mêmes routes, mais je ne profite jamais du paysage. Ça ne m’intéresse pas, de toute façon. 

On part le matin. À six heures, d’habitude. Je ne suis pas du matin. Je ne l’ai jamais été. Je craque en soulevant le poids des légumes, mais bon, je n’ai jamais eu les moyens de me faire masser. Ni un kiné. Il ne me prendrait pas.

Aujourd’hui, j’ai transporté des poivrons. J’aime bien. C’est lisse, c’est doux. C’est un peu le contraire des courgettes. Ça, ça pique, ça râpe. Ça sent la terre humide. Et cette odeur, ça vous colle pendant des jours. Ça me donne de l’urticaire. Et je ne crois pas qu’il y ait une crème pour moi. J’aime pas ça, mais les employeurs, ils s’occupent pas de petites choses comme ça. On fait le travail, et on se tait. Et c’est bien comme ça. Si on disait ce que l’on pensait, ça ne plairait pas aux gens. Ça leur ferait peur. On ne fait jamais attention à nous. Une partie du paysage dans les marchés. Dans les foires. Ça ne m’a jamais dérangé. On nous invite de temps en temps dans un barbecue. Mais c’est très rare.

Après avoir passé la journée en camion, on est tout raides à chaque fois. Ce n’est pas confortable. Nous sommes trop nombreux. Plus nombreux qu’il faudrait. On ne peut pas tous s’attacher. C’est dangereux. Mais il faut le faire. Ça coûte moins cher.

Moi, ça va. Mais j’en ai vu craquer, qui n’ont pas pu finir le travail. Ceux-là, on ne les revoit jamais. On n’a pas de sécurité sociale, nous. C’est dommage je trouve.

Quand je ne travaille pas, je dors et je vis dans un entrepôt. Avec les autres. Mon pyjama, c’est aussi mon bleu de travail. Je l’ai scotché sur le dos. Tout le temps. 

Je ne devrais pas me plaindre. J’ai eu pas mal de chance. J’ai voyagé. Beaucoup. Je viens d’Argentine. Un jour, j’ai amené des tomates en France. Et je suis resté. J’ai transporté des fruits et des légumes dans toute l’Europe. C’était un bon travail.

Mais aujourd’hui, c’est fini. C’était mon dernier jour. Un employé, mal réveillé, vient de me rouler dessus. C’est pas grave. Je lui pardonne. Ça arrive souvent. Je suis brisé. Fini. Mort. Il a repris sa route. C’est normal. Quelqu’un va venir me ramasser. Et brûler mon corps. C’est plus propre.

Bon, après tout j’ai eu une vie correcte, pour un cageot.

 

Margot Roucan
Grand Prix « A vos plumes » 2014 (ex-aequo)