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L'apatride de Eva Marteau
L’apatride
Comme d’habitude, ce fut dans une précipitation électrique que nous nous mîmes à nouveau en chemin. Nous dégringolâmes tous dans un immense fracas. Il fallait partir au plus vite, fuir : la route nous tendait une fois de plus ses longs bras sinueux. Il n’y avait plus de place pour nous ici, comme à peu près partout ailleurs.
Un sentiment de déjà vu accompagnait ma course, peut-être étais-je déjà passé par là autrefois… Peut-être l’avais-je oublié au fil des années... Peut-être était-ce à cet endroit même que j’étais né, qui sait ? Cela fait si longtemps que je parcours ce monde, l’éternité sans aucun doute. J’ai vu tant de pays, tant de régions, tant d’hommes, de femmes, d’enfants, d’existences, d’arbres, de paysages, de fleurs, de grains de sable, d’hivers et de printemps. Tant de fois j’ai admiré le soleil se lever, qui parfois dans son éveil chaud et coloré, mettait fin à la vie de celui qui, comme moi, fuyait.
Désormais, je n’appartiens plus à rien ni personne, je viens de partout et de nulle part tout à la fois. Je ne suis personne, et si je venais moi aussi à disparaître de la surface de cette terre un beau matin, nul ne s’en rendrait compte, pas même mes compagnons de misère. Car oui, dans cet éternel exode, on n’est jamais seul. À mes côtés d’autres tracent la route, espérant eux aussi que derrière les montagnes se cache un avenir meilleur, un Éden oublié des hommes, où ils pourront prendre un peu de repos avant de rejoindre les cieux. Mais on ne choisit pas son sort ni même son chemin et aucun d’entre nous ne prend la même direction, nous ne sommes les uns pour les autres qu’une silencieuse compagnie. Et avant d’avoir pris le temps de nous habituer à cheminer ensemble, sans prévenir, l’un après l’autre, nos ombres s’évanouissent au détour d’un sentier. Parfois c’est le propriétaire de cette ombre qui à jamais s’évanouit pour s’enfoncer sous terre. Mais personne n’a le temps de s’en préoccuper, il faut continuer. C’est là notre unique préoccupation, continuer ou mourir à son tour.
Ce jour-là, nous étions particulièrement nombreux. Le ciel était lourd et noir. Et quand nous arrivâmes à la bordure d’une ville, on nous fit mauvais accueil. Les hommes se mirent à grommeler, certains criaient et pestaient. Quelques idiotes, surprises par notre venue, firent un amusant concours de glapissements furieux. Ce genre de scène n’était pas rare et m’était depuis bien longtemps tristement coutumier. Les gens préfèrent ne pas nous voir, nous considérant généralement comme une plaie indésirable dont ils souhaiteraient être dispensés. Nous sommes en effet le premier sujet de mécontentement de la masse, le sujet banal du PMU du coin, sur lequel tout le monde s’entend pour dire « Un peu ça va, beaucoup, c’est trop » ou encore « Y en a trop de par chez nous ! »
Leur erreur est de penser que nous ne leur sommes pas indispensables. Ils nous préfèrent, c’est vrai, en petit nombre, dans un lieu familier, dans leur petit chez eux où certains d’entre nous les aident aux tâches ménagères, nettoyant sans relâche leur crasse, bouillonnant sans cesse pour les nourrir. Ils aiment mieux garder le contrôle, nous mettre dans des boîtes, choisir quand et comment nous pouvons leur être utiles. Mais ici, dehors, dans la rue, lorsque nous sommes libres, lorsqu’ils ne peuvent plus nous donner congé quand bon leur semble, qu’ils ne peuvent plus choisir où l’on va, ce que l’on fait, avec qui et quand on y va, qu’ils ne peuvent plus définir de quotas, alors ils s’agacent, ils craignent qu’il arrive malheur à leur petit sac, à leurs petits papiers, à leur petit brushing… Alors ils grognent, ils maugréent, ils pestent, ils protestent, ils râlent, ils rechignent, selon les jours et les goûts, espérant nous voir partir.
Mais, même malgré ce mépris, malgré la lutte quotidienne, malgré les chutes… que mon errance me semble belle ! Depuis toujours, il semble qu’il soit dans ma nature de vagabonder, d’aller de part le monde, de découvrir les quatre coins de cette jolie sphère bleue qu’on appelle bien sottement « la Terre ». Comme s’il n’y avait que cela : de la terre. Et pourtant, moi qui ai parcouru tant de kilomètres, je puis vous l’affirmer sans mentir : de la terre, il n’y en a pas tant qu’on voudrait bien le croire ! Notre planète ne serait-elle pas bien laide si l’on ne l’avait recouverte de cette ravissante robe bleutée ? Ainsi songeais-je, en longeant les trottoirs accidentés des rues désertes de la ville.
Ce devait être autrefois un quartier vivant, à en juger par les nombreuses devantures de vitrines affichant des noms exotiques et extravagants, désormais recouvertes de plusieurs couches d’affichages successifs et de graffitis obscènes. Je ne savais comment j’avais atterri là, mais je m’en souciais peu. Je ralentis ma course, me laissant dépasser par mes camarades visiblement plus pressés. Sur ma trajectoire, je croisai un jeune homme, l’air rêveur, marchant d’un pas nonchalant. Notre présence ne semblait pas l’émouvoir, loin de là. Il continuait paisiblement sa route, ne cherchant pas à nous éviter. Il se fondait dans la masse, faisait corps avec l’afflux. Plus étrange encore, se dirigeant dans le sens inverse du mien, il me sembla un instant qu’il me regardait. Je balayai bien vite cette pensée de mon esprit, tant elle était incongrue. Comment aurait-il pu me voir ? Pour un oeil inexpérimenté, nous sommes tous semblables, qui plus est lorsque nous sommes en groupe, ce qui était présentement le cas. Aussi, comment aurait-il pu me voir, MOI ? Comment aurait-il pu déceler en moi une quelconque identité ? Comment aurait-il pu, dans la foule de mes semblables, distinguer chez moi une once d’individualité ? Et pourtant, si ! C’était bien moi qu’il fixait, toujours rêveur. Il s’arrêta même, me laissant le dépasser. Quelle surprise !!! Jamais je n’avais vu quelqu’un me porter telle attention. Cela était pour le moins singulier. J’aurais souhaité m’arrêter moi aussi, lui parler, le questionner, mais nous n’étions pas du même monde, nous ne pouvions communiquer. Il devait suivre son bout de chemin, et moi le mien. Et déjà il avait disparu au coin d’une ruelle. Mais peut-être un jour se souviendrait-il de moi, peut-être écrirait-il quelque chose à mon propos, peut-être même une nouvelle, qui sait ?
Distrait par cette réflexion grotesque, je ne vis pas venir devant moi la fin du trottoir. Et sans avoir eu le temps de prendre conscience de ce qui m’arrivait, je me retrouvai durant une fraction de seconde en suspension entre le sol et le vide, avant de donner raison une fois de plus à ce bon vieux Newton. Une sensation familière de douleur et d’ivresse m’envahit soudainement. Je sentis mon corps tout à la fois se disloquer et fusionner avec celui de toutes les autres gouttes, serrées ainsi les unes contre les autres. Nous étions à nouveau réunies, à nouveau nous formions un tout, plus rapide, plus fort et plus harmonieux, somme de rencontres aléatoires et éphémères, fonçant vers notre destinée circulaire, celle du cycle de l’eau.
Eva Marteau
Grand Prix « A vos plumes » 2013