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L'oubli de Coline Golz
L’oubli
« Regarde comme le ciel est devenu blanc. Il va sûrement neiger, aujourd’hui. »
Pas de réponse. Comme d’habitude, il n’est pas très bavard. Elle reste devant la fenêtre, bien droite, sans prendre conscience du temps qui passe, de la vie qui s’écoule lentement. Elle a toujours aimé regarder par la fenêtre, se demander où toutes ces personnes vont, comment est leur vie, pourquoi ils paraissent si confiants, aussi. Elle se focalise sur la sensation du regard de Charles dans son dos. Il n’y a que de cette manière qu’elle se sent exister. Elle se retourne, et lui sourit. Charles lui rend gentiment son sourire, et s’en va dans le salon.
« Tu ne veux pas rester avec moi, encore un peu ? »
Il revient à contrecœur. Toutes ses expressions, les crispations discrètes des rides de ses yeux, de sa bouche, les mouvements apparemment anodins de ses bras, elle sait les interpréter. Elle en souffre parfois.
« Je vois bien que ça te gêne. Pars, si c’est ce que tu désires. »
Nathalie le regarde s’éloigner... C’est difficile pour elle. Depuis un certain temps, le voir disparaître lui rappelle de vagues souvenirs, qu’elle ne voit pas nets, mais qui la plongent dans une profonde détresse. Elle ne lui en a pas parlé. Elle n’ose pas. Elle monte à l’étage et va dans leur chambre. Toujours cette détresse, incessante et omniprésente. Elle ne s’en va jamais. Dans la chambre, c’est différent. Elle n’a plus aucune gêne, aucune honte. Elle se laisse aller aux larmes. C’est un fleuve qui gonfle en elle, une véritable marée, des vagues qui déferlent en longs sanglots. Les sons qu’ils produisent en éclatant sont musique, ils sont nobles et beaux. Ils fusent autour d’elle, se dispersent, enflent pour renvoyer leur écho. Elle se sent comme ballottée, au milieu de l’océan, par quelque vent marin venu d’ailleurs, de contrées inconnues. Elle essaie de repenser à de bons souvenirs, mais étrangement, cela fait longtemps qu’elle n’y arrive plus. Elle a l’impression de vivre de manière incomplète. Elle se remémore uniquement certaines sensations, certaines odeurs particulières.
Elle regarde par la fenêtre. Elle a l’impression que tout le monde est en noir. Tout le monde porte le deuil d’elle ne sait quel rêve impossible, qui s’achève trop tôt et ne revient jamais. Elle ne rêve plus, sa vie est déjà irréelle. Il y a quelque chose au fond d’elle, qui sait qu’elle oublie quelque chose d’important. De primordial même. Mais son esprit fait barrière, comme s’il savait que cette chose la blesserait, la réveillerait de ce rêve qu’est devenue sa vie. Et tous ces gens en noir ne sont pas de bon augure. Ils essaient de lui faire passer un message. Le monde entier veut la réveiller. Le monde n’aime pas les rêveurs. Elle redescend au salon, en flottant, sentant à peine les marches sous ses pieds. Charles est toujours là. Il lit, assis sur son fauteuil, comme invisible. Pendant un instant, elle comprend. Mais refoule son idée, au fond de son âme, où l’océan de ses larmes prend sa source, où la rosée de ses larmes perle librement, et envahit chaque recoin. Oui, pendant un très court instant, elle a vu sous la peau de ce monde, comme si elle avait tenté désespérément d’apercevoir une image à travers une minuscule serrure. Elle ne s’en souvient déjà plus.
On sonne à la porte. Elle flotte à nouveau. Les gens qui la regardent ne lui rappellent rien pendant un certain temps. Les gens en noir, encore et toujours. Elle les fixe, les yeux dans le vague. La femme prend la parole.
– Oh, Nath... On est tellement désolés, Philippe et moi...
Elle se souvient maintenant ! Lydia et Philippe. Des amis depuis la faculté. Elle était déjà avec Charles. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus eu de contact avec eux... Elle avait oublié leur existence.
– Oh, Lydia ! Philippe ! Quel plaisir de vous voir à nouveau ! Vous n’avez pas à être désolés. Vous avez votre petite vie, j’ai la mienne. Je suis fautive, j’aurais pu vous appeler pour avoir de vos nouvelles ! Charles est à l’intérieur, entrez, je vous en prie !
La femme se raidit, et l’homme la regarde, hébété. À cet instant, toute marque d’intelligence quelconque a disparu de leur visage. Ils se regardent, à présent. C’est Philippe qui trouve la force de parler.
– Oh... Nath, mais qu’est-ce que tu…
– Entrez, maintenant.
Son visage se crispe. Encore son esprit qui bloque. Ils se décident tous deux à entrer, lentement, prudemment. Elle les conduit au salon. Charles n’y est plus.
– Il va falloir excuser Charles... Il a dû monter se coucher. Et vous êtes tous les deux au courant de son humeur au réveil ! Déjà qu’il n’est pas bavard par nature, quand il se lève, on pourrait le croire muet !
Elle rit, mais les murs absorbent tout. À moins que ce ne soit le noir des vêtements de ses invités. La maison, le monde semble lui dire que le rire n’est pas approprié, pas maintenant, ni ici. Lydia la regarde comme une folle, une sorte de spécimen étrange et dangereux.
– Écoute, ma chérie... Je sais qu’en ce moment ça ne va pas très bien. Je m’en doute, du moins. Comment est-ce qu’elle sait ça ? Mais il faut se reprendre. La vie continue tu sais, le monde tourne encore…
Pendant quelques secondes, Nathalie est vraiment persuadée qu’elle rêve. Elle voit le visage de Lydia comme déformé par ses paroles, par les mensonges qu’elle profère. Tout s’explique. Le monde a arrêté de tourner, c’est pour cela qu’elle rêve. Les questions qui se forment dans sa tête, toujours semblables, permettent de pallier ce cycle monotone de la rotation de la Terre. Son monde ne tourne plus, n’existe plus. La marée de son âme recommence à monter. Les larmes jaillissent, Philippe et Lydia la regardent avec compassion… Une compassion presque humiliante, qui la remplit de gêne. Elle tremble, gémit, livrée à une tempête, aux vagues. L’écume lui emplit les yeux, la douleur de la compréhension lui transperce le cœur.
– Les souvenirs, tous, ils reviennent… J’ai été heureuse, vous savez… Les gens en noir, méfiez-vous des gens en noir, je vous en prie… La Terre, elle est immobile maintenant…
Elle divague complètement, son corps n’est plus qu’un pantin, elle n’a pas voulu parler à voix haute, mais tout déborde…
– Oh, Nath… Tiens bon, je t’en prie… Qu’elle se taise, faites-la taire. Ça passera avec le temps, j’en suis certaine, et puis on est là, nous…
– Personne n’est là. Je suis seule avec mon passé, tous mes regrets et ma tristesse. J’avais tout oublié, mais il a fallu que vous veniez me réveiller, le monde n’aime pas les rêveurs et tu me parles de temps qui efface le mal ? Le temps qui me laissait indifférente, dont je n’avais plus la notion. Il n’y avait plus que mes larmes, moi, et Charles, mais vous êtes venus parce que vous vouliez voir si moi aussi j’étais en noir. Vous n’êtes pas désolés.
Les visages recommencent à se disloquer. Philippe est extrêmement pâle, et ne bouge plus. Ils la regardent, comme un animal. Une bête à l’agonie qui lutte avec hargne et obstination, qui a peur devant ce qu’elle ne peut comprendre. Elle redevient silencieuse devant ces regards. Elle ne lutte plus.
– Sortez, maintenant. Inutile de dire quoi que ce soit de plus.
Ils l’embrassent, puis partent. Lydia pleure, mais pas de l’intérieur.
Nathalie va regarder par la fenêtre. Un autre cycle, immuable. Elle pleure encore, mais avec résignation. Elle comprend, tout. Charles est dans sa tête, dans ses yeux, dans son corps qui lui appartiendra toujours. La marée baisse. Encore un autre cycle. Et soudain elle se sent stupide, elle rit, elle ouvre la fenêtre et rit au visage des gens en noir, son rire éclate, elle est le centre du monde pendant quelques secondes. Charles est réellement devant elle, un infime moment, et il la regarde rire en souriant. Elle arrête de rire, referme la fenêtre, court à l’étage et contemple sa chambre vide, entièrement vide. Elle s’allonge sur le lit, calmement. L’océan est calme, majestueux. Le ciel au-dessus de lui est bas, gris, menaçant, comme une vérité susceptible de s’abattre à tout instant.
– Regarde comme le ciel est devenu blanc. Il va sûrement neiger, aujourd’hui.
Coline Golz
Grand Prix « A vos plumes » 2014 (ex-aequo)