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Bulletin de l'amicale (2021) - Le savant citoyen de Alain Cayre

Index de l'article

Les professeurs écrivent

Nous remercions M. Alain Cayre, professeur de sciences économiques et sociales au Lycée Emile Duclaux, pour son autorisation à publier dans ce bulletin Le savant citoyen. En voici la première partie, la seconde et dernière sera pour le Bulletin 2022.

Le savant citoyen

Seule la vérité est révolutionnaire (Antonio Gramsci)

Peut-être, dans son immense talent, Emile Duclaux nous indique-t-il la voie à suivre pour parler de lui-même, lorsqu’il rédige en 1896 un livre de quatre cents pages : Pasteur, histoire d’un esprit. On reste déconcerté de n’y trouver aucune ligne sur la vie d’un des scientifiques qu’il estimait le plus. Ce qui intéresse Duclaux, chez Pasteur, comme il le dit lui-même dans son avant -propos, c’est l’esprit d’un savant:

« Sa vie scientifique a une admirable unité, elle a été le développement logique et harmonieux d’une même pensée.  Sans doute il ne savait pas, quand il faisait ses premières études de cristallographie, qu’il aboutirait un jour à la prévention de la rage. Mais Christophe Colomb ne savait pas non plus, en partant, qu’il découvrirait l’Amérique. Il devinait seulement qu’en allant toujours dans la même direction, il trouverait quelque chose de nouveau. Ainsi a fait Pasteur. Dès ses premiers travaux, il a eu devant lui un problème de vie, il a trouvé la route pour l’aborder, et depuis il a toujours marché dans la même voie, en consultant la même boussole. Sans doute il a traversé des pays bien divers où il a laissé sa trace. Mais il ne les cherchait pas, ils étaient sur son chemin, et la grandeur de ses découvertes fait que l’histoire de son esprit, même réduite à un procès-verbal, peut revêtir les allures d’un roman d’aventures qui serait vrai.(1) »

« Ainsi a fait Duclaux », aurait-on pu ajouter !

Dans ces quelques lignes, Emile Duclaux nous invite à aborder la vie comme une merveilleuse aventure où rien n’est figé à l’avance, où, loin des dogmatismes, à l’aide d’une simple boussole, sur un esquif fragile, il s’agit sans cesse de retrouver son chemin. Notons au passage ce premier trait d’humour : ce que va découvrir le chercheur n’est pas toujours l’objectif qui anime sa passion. (Christophe Colomb qui cherche les Indes finit par découvrir... l’Amérique). Mais là n’est pas l’important. L’important est l’acharnement qui anime le chercheur et sa boussole qui lui indique qu’il n’est pas encore temps de s’arrêter en chemin.

Comme les deux formidables découvreurs qu’il évoque, une passion profonde, à n’en pas douter, animait aussi Emile Duclaux, qui l’a conduit à découvrir quelque chose d’inattendu, et, nous le verrons, d’immense. Quel fut son cheminement et quelle boussole le guida pour arriver à bon port ? Autrement dit, de quels outils sociaux et culturels la société de son époque l’avait-elle doté et qu’en a-t-il fait pour découvrir son Amérique ? C’est ce que nous allons nous attacher à dévoiler désormais.

Enfants de la Révolution

Comme le remarque le sociologue Alexis de Tocqueville, une des forces qui travaille en profondeur les sociétés mo- dernes est une formidable aspiration à la démocratie et à l’égalisation des conditions (2). Cette force est si pressante et puissante qu’au cours du XIXe siècle durant lequel Emile Duclaux va naître et vivre l’essentiel de sa vie, elle balayera deux Restaurations et deux Empires pour rétablir enfin la République, à l’époque où il est déjà un scientifique de renom.

En effet, la Révolution française a mis en mouvement des aspirations universelles à l’égalité et à la liberté qui se sont inscrites dans la conscience collective et ouvrent lentement le chemin vers une autre société.

C’est d’abord, d’une façon timide mais décisive, dans le domaine de l’éducation que s’inscrivent ces nouvelles valeurs. La Convention, en 1794, décréta « qu’il serait établi à Paris une École Normale (située rue d’Ulm), où seraient appelés, de toutes les parties de la République, des citoyens déjà instruits dans les sciences utiles, pour apprendre, sous les profes- seurs les plus habiles dans tous les genres, l’art d’enseigner ». Dans le prolongement, elle crée l’Ecole Centrale des Travaux Publics, future Ecole Polytechnique. L’enjeu politique est considérable. Il s’agit, dans l’urgence, de créer des établis- sements d’enseignement (qui deviendront vite prestigieux), afin de recruter une nouvelle élite de la nation, non plus selon le principe de la naissance ou de la cooptation, mais par la voie de concours, c’est à dire selon la compétence et le mérite.

Cela signifie, pour de nouvelles couches sociales, la bourgeoisie, mais aussi la petite bourgeoisie (de province en parti- culier), la possibilité pour ses enfants de pouvoir espérer l’accès à des fonctions interdites auparavant, et, pour la nation, un élargissement considérable du réservoir de compétences dont elle a besoin.

C’est dans ce nouveau contexte qu’Emile Duclaux, brillant collégien d’Aurillac, né en 1840, fils d’un huissier de justice et d’une épicière, réussit, à 19 ans, le concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm mais aussi celui de l’Ecole Polytechnique (cet étudiant hors du commun n’a que l’embarras du choix !)

Mais on pourrait multiplier les exemples édifiants. Pour ne prendre que quelques élèves illustres de l’Ecole Normale Supérieure : Pasteur est fils d’un tanneur d’Arbois, Emile Durkheim, d’un rabbin et d’une brodeuse d’Epinal, Jaurès a pour père un petit exploitant agricole de la région de Castres, et dans des cas plus extrêmes encore, Bergson est le fils d’un immigré juif polonais, compositeur et musicien, fraîchement installé à Paris, tandis que Péguy est celui d’un menui- sier et d’une rempailleuse de chaises à Orléans !

La nouvelle élite qui naît ainsi, le plus souvent fortement imprégnée de valeurs républicaines, doit s’imposer par sa compétence, dans une société où pourtant persistent encore longtemps le prestige du rang et la cooptation dans l’accès aux hautes institutions du pays (et en particulier dans l’armée).

Mais, contrairement à beaucoup d’autres, Emile Duclaux ne tire aucune vanité, ni aucune gloire personnelle de sa réus- site. Il n’est pas de ceux qui cherchent à faire carrière. Une passion profonde pour les sciences l’anime, et, très tôt (à l’âge  de 29 ans), il retient l’attention de Pasteur avec lequel il travaille avec exaltation. Il est avant tout ce chercheur, cet aventurier qui, armé d’une boussole poursuit son chemin. Mais cela ne l’empêche pas de garder à l’esprit ses origines modestes et d’observer avec lucidité les contradictions et les limites de l’ouverture démocratique de cette société bourgeoise qui se met en place sous ses yeux. Ses travaux scientifiques (qu’il s’agisse de ceux sur l’ankylostomiase (3) des mineurs ou sur la tuberculose) le conduiront, nous le verrons plus loin, à être nécessairement confronté à la condition misérable de la grande masse laborieuse. Pour ces citoyens, la liberté individuelle et l’égalité ne restent qu’un leurre, ils sont amenés à se vendre pour un salaire proche du minimum vital. Pour ces derniers, les choses ne s’améliorent qu’au prix de révoltes suivies de répressions sanglantes. (Emile Duclaux n’a pu ignorer le traumatisme d’un évènement comme celui de la Commune de Paris alors qu’il n’était encore âgé que de trente ans !)

Pour Emile Duclaux, le scientifique ne peut être indifférent à la condition déplorable de la grande masse des travail- leurs. Il s’intéresse à l’ankylostomiase des mineurs, à la tuberculose et un de ses derniers grands ouvrages portera sur L’Hygiène sociale (1902).

La condition des salariés ne s’améliore qu’au prix de révoltes suivies de répressions sanglantes. Le droit de grève n’est acquis qu’en 1864, le droit de s’organiser en syndicats, qu’en 1884 !

La une du journal L’Assiette au beurre, n°214 de mai 1905 (dessin de Jules Grandjouan), illustre, encore au début du XXe siècle, la violence des affrontements sociaux !

Quelques lignes sur l’école illustrent la réflexion critique qui anime Emile Duclaux. Et il est plaisant d’imaginer l’effet que produirait encore de nos jours, auprès des parents d’élèves, le discours qu’il ose tenir lors de la distribution des prix au lycée d’Aurillac en 1893 :

« Que veulent les parents et la société, faire des lycéens quelque chose. Quelque chose, c’est à dire médecins, avocats, fonctionnaires... N’est-il pas préférable de faire du jeune quelqu’un, car quand il sera quelqu’un, il deviendra toujours quelque chose. Etre quelqu’un, c’est à la fois avoir ouvert son esprit et exercé sa volonté. C’est à la fois s’être donné les moyens de choisir et de se décider vite, c’est être homme d’action en même temps qu’un homme de pensée. La pensée sans action est lâche. L’action sans la pensée appelle et rend possible un maître. Unissez l’action et la pensée, et voilà la liberté. »(4)

On relève dans ces quelques lignes la profondeur de la critique qu’il formule envers le système éducatif de l’époque. Il regrette que celui-ci ne soit pas conçu pour l’épanouissement des individus, mais dans un but purement utilitariste à la fois pour les familles et la société. Il est le lieu d’une compétition pour obtenir de bonnes places sociales en accumulant des connaissances. Sa fonction est d’inculquer la docilité et la contrainte et non de favoriser l’élévation et l’ouverture d’esprit. L’objectif n’étant pas de créer des citoyens autonomes et responsables qui réfléchissent, mais des êtres soumis. Soit en ayant accumulé un savoir, mais incapables d’avoir l’esprit critique et donc d’agir (ou de réagir), soit capables d’agir mais sous les ordres de quelqu’un. Autrement dit des individus, capables de bien servir la société dans le cadre d’une économie régie par une division autoritaire du travail, mais pas vraiment préparés à devenir des citoyens. Sans compter l’immense masse de la population totalement privée de l’accès à une éducation autre que primaire.

Emile Duclaux, on le voit, a le sentiment d’un immense gâchis. Il souligne bien que l’important n’est pas d’être quelque chose, mais de devenir quelqu’un : c’est-à-dire un être libre et responsable, un individu, à qui l’on doit vraiment donner sa chance et que l’on doit respecter quelles que soient ses origines.

Eloge de la différence

Pour cette nouvelle élite, on le comprend aisément, la notion d’individu a un sens. L’individualité est le complément indissociable de l’égalité (Cela aussi Tocqueville l’avait déjà remarqué !) L’individu existe parce que désormais, (du moins en théorie, compte tenu des réserves que nous avons précédemment formulées), ce n’est plus son groupe de naissance qui décide de ce qu’il doit être ou devenir : c’est lui-même qui selon ses compétences, doit construire sa place dans la société.

 Cela est particulièrement marqué et revendiqué par des groupes, tels les Juifs et les protestants, dont l’attachement aux valeurs de la Révolution est d’autant plus fort que pour eux, la persistance de leur différence n’est désormais plus incompatible avec la reconnaissance de leur appartenance à une communauté supérieure à toutes les autres : celle de la citoyenneté française. Ainsi l’individu, tout en ayant le droit d’appartenir à des communautés différentes et d’affirmer sa propre personnalité, s’intègre à une entité supérieure à l’intérieur de laquelle il est un être égal aux autres et dans laquelle il est pourvu des mêmes droits ainsi que des mêmes devoirs.

La République réalise cette chimie inédite de faire que l’un se combine en harmonie avec le multiple, et même plus que cela, que le multiple tire sa richesse de l’affirmation de la différence de chacun.

C’est un principe dans lequel un physicien, chimiste et biologiste comme Emile Duclaux se reconnaît parfaitement. Il a retenu des enseignements de Darwin et de Claude Bernard que la différence et la survie commune doivent être pensées ensemble. Pour le premier, il est impossible pour une même espèce de survivre en grand nombre sur un même écosystème, alors que cela est possible et aisé pour les membres d’espèces différentes vivant côte à côte (5). De même que, pour le second, les organismes élémentaires ne peuvent survivre séparés de leur environnement, l’individu ne peut se concevoir indépendamment de la société dont il fait partie et réciproquement6. Emile Duclaux l’affirme avec clarté dans une conférence faite à l’Association des Etudiantes :

« Tâchez, dit-il, au lieu de chercher à vous ressembler, d’être aussi différentes que possible les unes des autres pour avoir intérêt et plaisir à vous rassembler, et vous verrez que la forme restant la même, un monde nouveau apparaîtra en vous et par vous » (7)

Le sociologue Emile Durkheim ne dit pas autre chose lorsqu’il montre que pour survivre, les sociétés volumineuses et denses n’ont d’autre solution que de développer la division du travail, c’est-à-dire la différence dans la complémentarité (8). Ainsi est-il possible de comprendre que l’affirmation des individus et de la différence, loin d’être un obstacle à la survie et à la cohésion collective, en est la condition même.

Emile Duclaux, parce qu’il est imprégné des valeurs républicaines et parce qu’il est un scientifique, ne peut admettre le refus de la différence, le repli identitaire sur la tradition, le racisme, la xénophobie, la ségrégation sociale. Il ne peut que défendre les droits de chaque individu, de chaque cellule élémentaire de la société, apportant par sa différence, sa contribu- tion unique au bien-être collectif, tout en se fondant dans les valeurs communes de l’égalité et de la liberté. Ces deux principes en contiennent deux autres : ceux de la fraternité qui fait de chacun le complément nécessaire de l’autre, et de la laïcité qui a la capacité de concilier les différences dans la même identité.

« Une fois de plus, la police a pu faire une constatation, jusqu’à un certain point réconfortante : c’est que, dans la tourbe des agitateurs, dans la foule hurlante qui chante des refrains incendiaires, se rue sur les marchés pour les piller,  jette des pavés à la tête des défenseurs de l’ordre, renverse des voitures, élève des barricades, les vrais travailleurs sont extrêmement clairsemés et les citoyens français n’entrent que pour une infime proportion.

La plupart des manifestants arrêtés le 1er mai sont ou des Apaches, des repris de justice bien connus de la préfecture, ou bien des agitateurs étrangers qui reconnaissent l’hospitalité qu’on leur donne en fomentant le désordre et l’émeute.

N’était-ce pas encore un étranger, un Russe, cet anarchiste qui fut, jeudi dernier, au bois de Vincennes, victime de la bombe qu’il portait ?

Il est grand temps de prendre des mesures contre tous ces émeutiers, malandrins de Paris, ou agitateurs étrangers. Quelques rafles débarrassant Paris des premiers, quelques expulsions balayant les seconds hors de France. et le pays reprendrait vite la confiance et le calme dont il a grand besoin pour faire des affaires. »

Le Petit Journal illustré du 13 mai 1906

Très tôt, Emile Duclaux fait l’éloge de la différence et de l’affirmation de l’individu. Cette gravure et l’article qui l’ac- compagne, illustrent, encore au début du XXe siècle, à la fois le climat haineux qui règne alors dans la société française, contre tout ce qui est étranger et la brutalité avec laquelle est traitée la classe ouvrière, entassée dans des quartiers insa- lubres, ne pouvant accéder à la culture avec un revenu souvent limité au minimum vital. Le directeur de publication de ce grand journal populaire mettra son organe de presse au service de l’antisémitisme antidreyfusard !

La responsabilité sociale du scientifique

Le fait qu’Emile Duclaux ait été un des plus brillants scientifiques de l’Ecole Normale Supérieure n’est pas anodin. Dès sa création, comme on l’a vu, la raison d’être de cette école directement issue de l’Esprit des Lumières est bien de construire une nouvelle société où le savoir est conçu dans l’esprit de donner à chaque citoyen les moyens d’apporter, chacun dans son domaine de compétence, sa contribution à l’amélioration de la vie collective.

 Le fatalisme de la société de l’Ancien Régime dans laquelle les hommes devaient s’en remettre à des forces auxquelles il ne s’agissait que de se soumettre (la naissance, la religion, la coutume, la tradition), cède la place à la certitude que les hommes peuvent changer leur condition par la connaissance scientifique et la raison.

Dans tous les domaines, les élèves de l’Ecole Normale font preuve d’un engagement civique exceptionnel. Pasteur, et dans son sillage Emile Duclaux, Emile Roux, Paul Painlevé, Jean Perrin, Paul Langevin, tous ont pour préoccupation non une recherche qui resterait purement théorique, mais une recherche qui se construit dans l’action, sur le terrain, expéri- mentalement, au fur et à mesure des nécessités économiques et sociales qui se présentent.

Cette gravure représentant Emile Duclaux étudiant au microscope la maladie du vers à soie dans le laboratoire de Louis Pasteur à Pont Gisquet (près d’Ales), vers 1868 (Copyright : Institut Pasteur) est un magnifique hommage de Pasteur à son principal collaborateur. Elle est en effet une des très rares illustrations de son ouvrage de 327 pages Etude sur la maladie des vers à soie, publié en 1870.

Ainsi ne faut-il pas s’étonner de voir Emile Duclaux, trois étés durant, de 1863 à 1865, accompagner Pasteur à Arbois dans le Jura, pour l’assister dans ses recherches sur la fermentation du vin.

L’acidification du vin par des bactéries était une calamité économique à laquelle il fallait apporter une réponse qui fut trouvée en chauffant les solutions de sucre à haute température. Quelques années plus tard, c’est Duclaux qui invite Pasteur à effectuer des recherches visant à améliorer la qualité de la bière de la brasserie Kuhn à Chamalières. Entre temps, en 1866, tous deux se penchent sur l’épidémie de pébrine qui décimait les élevages de vers à soie, menaçant l’activité textile de régions entières. L’industrie de la soie fut sauvée !

Un peu plus tard, Emile Duclaux, très attaché à son Cantal natal, entreprend des études sur le lait et le fromage pour apporter les moyens aux producteurs d’en améliorer la fabrication et la consommation. Il applique au lait le principe du chauffage pour en éliminer les bactéries et le nomme la pasteurisation en hommage à son perpétuel collaborateur. Utilisant à nouveau les recherches faites avec Pasteur, il se lance dans une campagne de vaccination anticharbonnneuse pour protéger le cheptel...

On est fasciné par l’engagement permanent de la plupart des scientifiques de cette époque au service des hommes  pour améliorer leurs conditions de vie. Même si elle est fortement contrainte par les impératifs économiques que lui fixe une bourgeoisie conquérante, surtout soucieuse d’orienter leurs recherches dans l’objectif d’optimiser son efficacité économique et ses profits, la science et l’esprit scientifique ont aussi leur logique de développement autonome qui les conduit, au-delà des intérêts purement mercantiles, à aller de l’avant dans leur fonction de dévoilement de la réalité du  monde qu’elle soit matérielle, culturelle ou sociale.

Pour Emile Duclaux, le savant fait vraiment partie de la cité, il est un des moteurs, avec les hussards noirs de la République qui verront bientôt le jour avec les lois de Jules Ferry, du recul du fatalisme devant les aléas de la vie, des peurs irrationnelles et des superstitions.

Dans la lumière de Pasteur ?

On peut regretter que le génie exceptionnel d’Emile Duclaux ait été quelque peu occulté en raison de la présence écrasante de Pasteur. Dans leurs recherches et interventions pratiques sur le terrain, il apparaît souvent comme l’éternel second qui travaille efficacement, mais à l’arrière plan, à la gloire du maître. Il est vrai qu’il doit beaucoup à Pasteur qui l’initie à la recherche expérimentale dans son laboratoire de la rue d’Ulm. C’est auprès de lui qu’il s’exerce aux joutes scientifiques, aiguise son esprit critique, au point d’aller quelques fois jusqu’à souligner ses insuffisances, posément, mais fermement. La complicité et le respect mutuel entre les deux hommes ne fait aucun doute. Pasteur sait qu’il peut s’appuyer sur son collaborateur pour poursuivre sans relâche les objectifs qu’il s’est fixé, au point de lui transmettre la direction de l’Institut qui porte son nom. C’est bien Pasteur, en toute connaissance de cause de leurs divergences, qui met en lumière Duclaux (ce qui en dit long sur les qualités qu’il lui reconnaît !) Ce dernier en retour lui témoignera une sincère reconnaissance en lui consacrant un ouvrage conséquent dans lequel il exprime sa fascination pour son audace et son intuition scientifique.

Cependant, les deux personnalités sont très dissemblables. Pasteur recherche la reconnaissance sociale par ses publications permanentes, ses joutes scientifiques très médiatisées à l’Académie de médecine face à d’autres chercheurs qui avan- cent des thèses auxquelles il n’adhère pas (comme il le fera contre Bertilhon à propos des ferments solubles ou contre Pouchet à propos de la génération spontanée). Pasteur se singularise surtout par sa volonté parfois un peu précipitée d’être le premier à mettre au point un vaccin, comme il le fit pour le vaccin antirabique. Pasteur apparaissait comme le sauveur des marchands de vin et de bière, celui des éleveurs de mouton, de vers à soie. Le bon Pasteur qui veillait à sauver les Français des nouveaux envahisseurs (d’autant plus féroces et sournois qu’invisibles), qu’il avait découverts : les micro-organismes prédateurs, dont il avait fait son champ de bataille victorieux. Ainsi, Pasteur, bon père, catholique pratiquant, incarnant le génie vivant de la nation française fut-il comblé d’honneurs par Napoléon III, dont il fut un fervent admirateur. Face à cela, Emile Duclaux était plutôt une personnalité discrète, modeste, imprégnée de valeurs laïques et républicaines. Mais ce n’était là qu’un aspect de la différence entre les deux hommes.

Si Emile Duclaux a, à la fois, une relation d’admiration et d’attachement eu égard à Pasteur, il s’en différencie à plu- sieurs reprises de façon explicite et assez spectaculaire, en particulier sur le problème des ferments solubles où il trouve l’argumentation de ce dernier un peu faible, et, sur la controverse à propos de la génération spontanée qu’il juge être une question trop sérieuse pour être évacuée par quelques expériences trop hâtives qui ne sauraient être décisives.

Il n’est pas anodin que sa somme de 400 pages sur Pasteur, histoire d’un esprit (1892), ne comporte aucune ligne sur la personnalité, ni sur la vie privée de Pasteur, mais soit entièrement consacrée à son cheminement de chercheur et se termine de façon visionnaire (soulignée dans le texte ci-dessous), avec une double mise au point : une reconnaissance appuyée à un autre génie, Claude Bernard, fondateur de la physiologie, et une ultime réfutation de la thèse de génération spontanée :

« Un microbe peut être inoffensif pour l’espèce qui le porte, et ne pas l’être pour d’autres dont la résistance n’est pas organisée de la même façon. On comprend qu’il peut être funeste à l’animal jeune, dont les phagocytes ne sont pas aguerris, qu’il puisse se développer là où les phagocytes sont peu nombreux, et non là où il en trouve beaucoup et de plus exercés, etc. Et tout cela se fait par l’intermédiaire de sécrétions cellulaires, c’est-à-dire par des moyens de l’ordre physico-chimique. On voit que Claude Bernard et les physiologistes qui redoutaient de voir Pasteur réintroduire dans les sciences la vie comme cause occulte avaient en lui non un ennemi de leurs doctrines, mais un puissant allié. On voit ainsi que les médecins avaient raison de le traiter de chimiste. Ils avaient tort seulement de prononcer ce nom d’un air dédaigneux. Avec Pasteur la chimie prenait possession de la médecine. On peut prévoir qu’elle ne la lâchera pas».(9)

Ces commentaires révèlent un chercheur qui ne se contente pas d’agir, d’expérimenter : c’est aussi un théoricien qui tire les enseignements de ses expériences sur le terrain pour les inscrire dans un champ théorique beaucoup plus large. Ainsi, il s’inscrit clairement dans le sillage de la pensée de Claude Bernard auquel il n’oppose pas Pasteur. Il souligne le constat que la chimie et la physiologie ne se confondent pas, mais il affirme la chimie comme un outil utile au service de la physiologie, pour mieux comprendre les mécanismes qui régissent l’ensemble du vivant. Il développe ainsi une véritable réflexion épistémologique sur l’apport de Pasteur à l’activité scientifique en général, et, en ce sens, élargit considéra- blement la portée de son œuvre en la réintégrant dans le cheminement général de la physiologie.

Cette microphotographie (réalisée par le plus proche collaborateur d’Emile Duclaux, le Docteur Emile Roux) il- lustre une monographie d’Emile Duclaux, Le microbe et la maladie (10) . Elle : « représente, avec la fidélité d’une photographie traduite en gravure sans aucune intervention de la main de l’homme, une portion du mésentère d’un cobaye mort du charbon » (11).

Dans cet ouvrage, pages 28-29, Emile Duclaux écrit à propos de cette photo, le commentaire suivant :

« L’objectif photographique utilise et traduit par une impression, c’est-à-dire par une image qu’on peut rendre persis- tante, des rayons lumineux dont la longueur d’onde est près de trois fois plus petite que celle des rayons qu’utilise l’œil humain. Un objet de même dimension produira donc une impression plus durable sur les rayons photographiques que sur les rayons lumineux, et un objet plus petit donnera encore des images photographiques avec des dispositions de lentilles incapables de fournir des images lumineuses. La photographie peut donc nous montrer des détails invisibles, ou nous faire apercevoir des objets que nous ne voyons pas. Il y a beaucoup de territoires à découvrir dans cette direction nouvelle, mais il nous suffit de viser les espérances légitimes que nous pouvons concevoir de ce côté, et nous revenons à l’étude du monde visible que nous connaissons le mieux, celui des bacilles »

On ne peut qu’être stupéfait de ces remarques qui montrent que Duclaux avait eu l’intuition bien avant leur décou- verte, de l’existence des rayons X. Encore une illustration de l’acuité de son génie scientifique !

C’est probablement cette approche pluridisciplinaire qui lui permet d’énoncer dès 1896, la thèse extrêmement auda- cieuse pour son époque, selon laquelle les cellules sont dotées d’une mémoire immunologique (on retrouve le chimiste) ou encore dans un article publié en 1886, d’avoir une intuition géniale sur l’existence des rayons X (on retrouve le physicien) et sur les perspectives immenses qu’ouvre pour la recherche et la médecine l’utilisation de la photographie encore naissante (radiographie et imagerie médicale).

Le sociologue Durkheim le rejoint pleinement en ce qui concerne l’apport que peuvent se procurer les différentes sciences entre elles, confirmant leur complémentarité et non leur cloisonnement.(12) Nous verrons à quel point ces acquis épistémologiques vont avoir, dans l’évolution d’Emile Duclaux, une importance décisive.

On peut d’autre part observer qu’Emile Duclaux enrichit considérablement l’approche de Pasteur sur la vaccination en la replaçant dans le contexte des milieux dans lesquels elle s’exerce, reprenant, en cela, une problématique chère à Claude Bernard !(13)

Sa vision, à la fois scientifique et sociale, beaucoup plus large, et quasi transdisciplinaire, le rend capable d’avoir un recul et un engagement critique que ne pouvait avoir Pasteur, dont la méthode a été sans doute exagérément, il est vrai, caricaturée par la formule : « Un symptôme, un microbe, un vaccin » !

C’est précisément cette vision plus large qui empêche sans doute Emile Duclaux d’être, sur le terrain scientifique, autant reconnu que Pasteur, car n’étant pas aussi strictement spécialisé et
facilement identifiable dans les domaines qu’il embrasse. A cela s’ajoute une démarche très peu médiatique dans sa façon de penser et de travailler.

Certainement son acuité visionnaire provenait de l’immensité des champs scientifiques qu’il maîtrisait : docteur en sciences physiques, chimiste, biologiste, professeur de météorologie à l’Institut Agronomique, spécialiste de l’économie rurale et de la capillarité des sols, administrateur remarquable à la direction de l’Institut Pasteur... Sa trandisciplinarité le conduit logiquement à mener une réflexion épistémologique sur la science en général.

1) DUCLAUX, Emile. Pasteur, histoire d’un esprit. Sceaux : Charaire, 1896. 

2) TOCQUEVILLE (de), Alexis. De la Démocratie en Amérique. 1836.
3) Maladie parasitaire, aussi appelée anémie des mineurs, provoquée par la présence de vers dans le duodéno-jéjunum.

4) Source : archives de l’établissement.

5) DARWIN, Charles. L’origine des espèces. Londres : Murray, 1859.

6) BERNARD, Claude. Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris : Baillère et fils, 1885.

7 Archives de l’Institut Pasteur.

8) DURKHEIM, Emile. De la Division du travail social. 8ème édition. Paris : P.U.F., 2007.

9) DUCLAUX, Emile. Pasteur, histoire d’un esprit. Sceaux : Charaire, 1896.

10) DUCLAUX, Emile. Le microbe et la maladie10 .Ed. G. Masson, 1886

11° DUCLAUX, Emile. Op.cit. p. 262

12) DURKHEIM, Emile. Les règles de la méthode sociologique. Paris : Alcan, 1895.

13) BERNARD, Claude. op.cit.

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Ouvrages d’Emile Duclaux

Etudes relatives à l’absorption de l’ammoniaque et à la production d’acides gras volatils pendant la fermentation alcoolique.

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 Thèse de Doctorat ès Sciences Physiques Paris : 1865.

Ferments et Maladies. Paris : 1882.

Microbiologie, in Encyclopédie chimique (Dir. Fremy M.). 1883.

Le Microbe et la Maladie. Paris : 1886.

Traité de Microbiologie. Paris : 1891-1901, 4 volumes.

Cours de Physique et de Météorologie. Paris : 1891.

Principes de Laiterie. in Encyclopédie Agricole et Horticole. Paris : 1892.

Le Lait, Etudes chimiques et microbiologiques. Paris : 1894.

Pasteur, Histoire d’un esprit. Paris : 1896.

L’Hygiène Sociale. Paris : 1902.